jeudi, janvier 24, 2008

La critique d'art, l'intuition et l'objectivité

PAR MARIO ROSALDO


Bien qu’aujourd’hui la critique d’art —comprenant ici la critique d’architecture— aborde les thèmes ou problèmes avec des ressources plus nombreuses qu'il y a un siècle, les vieilles tendances continuent à se développer et à attirer des adeptes. Ainsi donc, dans les nouvelles générations, on trouve les différentes variantes du positivisme, pragmatisme et, en général, de ce qu’on appelle l’irrationalisme. Tous ces courants sont résultat des débats originalement scolastiques, entre les rationalistes ou les empiristes, et les métaphysiques. A l’heure actuelle, quelques critiques opposent très souvent l’intuition à la raison en tant que l’unique moyen ou la sole méthode digne de déterminer l’histoire de l’art ou d’apercevoir, ou distinguer, chaque phénomène. En aucune façon, ils ne pensent pas qu’il soit possible un examen raisonné du phénomène humain. Avec la même fréquence des autres critiques adoptent la position complètement contraire. Ils sont les scientistes, pour lesquels il n’y a rien absolument plus valide qu’une méthode des sciences naturelles, ou des sciences sociaux, appliquée à l’étude de l’art, ou —dans notre cas particulier— de l’architecture. Evidemment, il ne manque pas les critiques éclectiques et les relativistes, les improvisés et les opportunistes, sans oublier les amateurs ou les dilettantes.

Pour cette fois, voyons seulement les deux premiers cas, et commençons pour nous demander qu’est cela qui amène les critiques « intuitionnistes » à mépriser la ressource de la raison. Le premier argument, c’est que la science a échoué en ne pouvant pas expliquer la réalité, la nature. Il s’ensuit que la logique rigoureuse et le raisonnement mathématique échouent aussi quand il s’agit d’expliquer la partie métaphysique de l’être humain. Le deuxième argument, c’est que l’objectivité peut seulement valoir pour les choses mortes, ne pas pour les être vivants : uniquement les choses accomplies et mortes cessent de se transformer. Le troisième argument, c’est que l’objectivité complète n’existe pas, parce que les critiques et les scientifiques déforment le phénomène avec leurs instruments d’analyse, avec leurs sens, ou avec leurs préjugés. Le quatrième argument, c’est que le spirituel ne peut être connu que de l'intérieur. Le physique appartient à la science, et le spirituel à la psychologie. Bref, l’argument général c’est que nous pouvons mesurer les choses externes à l’homme : son corps et le monde autour de lui, ou ce qui peut être atteint par ses sens et toute prolongation de ceux-ci; mais pas son dedans, pas son esprit. Pour certains, c'est l'intuition, d'autres l'intersubjectivité, ou tout simplement la subjectivité, l’unique qui peut atteindre l’essence de l’homme.

Le premier argument, nous semble-t-il, se fonde sur un concept philosophique mais pas scientifique de la réalité. Pour la science, la réalité est un processus, ou plutôt une série de processus, raison pour laquelle ce n’est pas un objectif scientifique donner une explication totale et définitive de celle-ci. Il ne s'agit pas d'un échec de la science qu’elle se limite à l'étude du développement des phénomènes au moyen de modèles qui les reproduisent. C’est la philosophie qui aspire à la vérité générale ; la science progresse seulement à travers les théories ou hypothèses et la corroboration, la correction, ou la réfutation expérimentale qu’on peut faire d’elles. Le deuxième argument fait de l’objectivité un synonyme des choses physiques, mais en réalité elle s’applique aux choses ou objets —quelques-uns disent sur un ton méprisant « artefacts »— créés par l’esprit. Ainsi donc, on objective ce que l’esprit saisit de la réalité : la pensée s’objective aussi à travers la langue et l’écriture. De telle façon qu’un critique, ou un scientifique, ou tout penseur du présent ou du passé, peut être étudié grâce aux documents ou textes qu’il nous lègue. Nous n'étudierons pas directement l'individu, mais certainement les objets « spirituels » qu’il aura pu créer.

Le troisième argument, comme les précédents, c'est basé sur un concept absolutiste, dans ce cas, de l’objectivité et l’analyse. On espère de façon erronée qu'un travail objectif soit infaillible et définitif. Cela n'est pas du tout exact ; le travail est objectif parce qu'il définit un objet d'étude et il fait l'effort pour le définir proprement selon la méthode la plus rigoureuse, mais le résultat c'est toujours approximatif, ce n’est jamais final et absolu. On oublie fréquemment que le travail du critique et du scientifique est collectif. Chacun apporte une petite part, sans importer si l'on travaille en équipe ou à son compte, pourvu qu'on se souvienne qu'on fait partie d'une génération ou d'une communauté. Croire qu'un génie isolé puisse savoir la vérité de tout, ce n'est plus qu'une vision romantique. Le quatrième argument privilégie la psychologie, parce qu'elle se ressemble à une science de l'esprit comme parce qu'elle a toujours été le refuge de quelques représentants de la philosophie de la vie et du mentionné pragmatisme. Mais la psychologie, au moins dans son histoire, ne se fait pas le défenseur exclusif de cette approche « intuitionniste », Tout cela est plutôt un cas d'interprétation biaisé, d'un choix partial, de ce qui est actuellement la science sociale ou humaine en question.

Dans son grand désir de surmonter la perspective matérialiste, les critiques qui parient sur l'intuition et qui rejettent la raison, même s'ils reconnaissent l'unité de la matière et l'esprit, s'isolent dans la subjectivité en oubliant que celle-ci non seulement existe en rapport avec les objets et les processus de la perception, non seulement en opposition avec l'objectivité, mais surtout en rapport avec la vie matérielle. Pour leur part, les critiques scientistes tombent aussi dans les concepts absolutistes. Ils sont convaincus que le simple choix de « la méthode scientifique » garanti par anticipation des résultats impartiaux et objectifs, logiquement rigoureux. Mais cela n'est pas vrai. Ces critiques qui parfois préfèrent parler d'« analyse », pas de critique ou vice versa —pour le prurit des analogies—, ont l'habitude de construire leurs modèles ou théories d'une manière très particulière, en rompant avec les guides méthodologiques recommandés. Ils n'énoncent pas une hypothèse pour la vérifier ou réfuter au banc d'essai, ils ne font pas non plus une recherche pour la soumettre à toute sorte de critiques avant l'exposé imprimé des conclusions; ils procèdent à rebours : ils partent de leurs conclusions pour construire les justifications qui feront paraître qu'ils sont arrivés à celles-là à la manière « scientifique ». C'est pour cela qu'ils ont l'habitude de confondre ou mélanger la recherche avec l'exposé.

Évidemment : il ne suffit pas qu’une étude paraisse scientifique pour qu'elle soit vraiment scientifique. Il ne suffit pas non plus de croire que la simple utilisation des concepts des sciences naturelles résout le problème de l'objectivité. Il ne suffit pas de substituer simplement « analyse scientifique » par « critique » ou vice versa. C'est vrai que l'analyse du laboratoire est applicable à l'étude de l'art, de l'architecture, mais, afin de ne pas tomber dans une attitude mécanique d'évaluation, la critique doit être présente dès le commencement à la fin ; dès le moment même où l'on choisit la méthode de la recherche, où l'on définit les concepts à utiliser, où l'on arrive aux premières idées, etc., jusqu'à la création du modèle et l'obtention des conclusions, même jusqu'à l'exposé final. Une étude est toujours une approximation, un essai. Pour cette raison, pour pouvoir tendre vers l'objectivité, il faut qu'initialement nous nous rendions compte des préjugés qui nous amène à choisir une optique ou l'autre, une manière ou l'autre de traiter les thèmes. Croire qu’une analyse de laboratoire garantit en soi que la critique d'art sera objective, non seulement c'est une erreur, mais encore c'est une illusion, un préjugé. Les préjugés ne restent pas dehors du laboratoire quand le scientifique y entre, mais il a un avantage : le scientifique travaille plus avec des échantillons de matériaux qu'avec des objets mentaux. En comparaison, le critique d'art, l'architecte critique, semble être dans une position plus précaire.