dimanche, mars 30, 2008

Art, science et simulation

PAR MARIO ROSALDO


L’insistance de la critique d’architecture de tendance scientiste à exposer ses idées à travers une terminologie formellement similaire au langage scientifique, n’a rien de nouvelle. Cela conduit en général à l’idée équivoque selon laquelle les nouveaux mots ou les redéfinitions abstraites peuvent changer la réalité. L’histoire de la science cependant nous prouve que les changements dans ses concepts et théories n’ont pas eu lieu à l’avance, n’ont pas été la conséquence directe de l’invention de néologismes, ils ont été par contre le résultat d’un long et lent processus d’expérimentation et raisonnement. Seulement lorsque la science s’établit, elle peut épurer le langage commun jusqu’à le faire un langage proprement scientifique. Cela n’a pas eu lieu dans l’ordre inverse. L’actuelle discussion sur l’utilisation appropriée des concepts scientifiques comme conjecture, théorie et méthode scientifique, ou sur les interprétations qu’il faut faire d’eux, appartient plutôt au champ de la philosophie de la science. C'est-à-dire, nous oublions très souvent que la science en tant qu’un concept historique et philosophique diffère beaucoup de la science en tant que la réalité. Nous pouvons fonder nos espoirs et souhaits sur la science, mais dans la pratique la science ne répond pas toujours à nos désirs.

Donc il ne suffit pas seulement d’introduire une terminologie tirée de la philosophie ou de la psychologie pour la faire fructifier dans l’histoire, la théorie ou la critique d’architecture. Il ne suffit pas non plus de définir l’architecture comme une science pour faire disparaître le problème éthique et politique posé par les avant-gardes du début du XXe siècle, ou pour considérer terminés les débats autour de sa définition. Evidement il est tout à fait justifié d’utiliser le qualificatif de science ou sciences de l’architecture, si nous prenons en considération qu’à l’origine le mot art signifiait technique dans le sens de science ou connaissance que l’homme possède pour faire quelque chose avec dextérité et habilité. Mais si l’idée est de comparer l’architecture avec les sciences naturelles, ou avec les sciences sociaux, moyennant l’instauration et l’application d’une terminologie et une méthode scientifique préconçues, alors non seulement nous procédons d’une manière complètement antiscientifique, mais au même temps nous essayons d’écarter la possibilité d’un débat comme celui-là qui a accompagné l’établissement de la science pendant les XVIe, XVIIe, et XVIIIe siècles.

Dès commencement, l’art a participé dans ce débat tantôt pour se définir comme partie de la nouvelle science, tantôt pour défendre son héritage métaphysique. Pour l’art, ce débat qui a été l’origine de sa théorie et de sa critique, n’a pas encore finit. Voyons cela rapidement. En 1550 Giorgio Vasari (1511-1574) énonce la thèse selon laquelle les anciens et modernes (dans ce cas les artistes toscans) possèdent une science et une technique qui surpassent « le travail germanique du temps des gothiques », lequel il considère d’ailleurs empirique et improvisé : un empilement de pierres sur pierres. Ces indices d’expressions nationalistes et de réflexions rationalistes vont se présenter avec une plus grande intensité pendant les XVIIe et XVIIIe siècles.

En France la querelle des anciens et modernes aide à centrer la discussion plus dans la manière de relier l’art avec la science que dans la négation de la possibilité de cette relation. A partir de ce moment là elle commence la recherche des lois ou règles de la beauté, et elle aboutit immédiatement dans la théorie du goût. En 1683 Claude Perrault (1613-1688) expose sa théorie conformément laquelle l’architecture moderne peut s’éloigner des usages de l’architecture ancienne parce que l’art comme la science exige un perfectionnement constant. En 1714 Sébastien Le Clerc (1637-1714) soutient que les proportions des ordres classiques dépendent du bon goût de l’architecte, raison pour laquelle l’éducation de celui-ci doit se fonder sur des connaissances pratiques et sur la considération de la géométrie en tant qu’un simple point de départ. Ces théories vont contribuer sans doute à faire que l’architecture française expérimente un développement très particulier, relativement distancié de l’italien.

En Allemagne, en 1764 Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) choisit une base empirique pour son étude de l’histoire et la critique d’art, en même temps que son étude de la sculpture grecque et romaine prouve que l’évolution de l’art n’est pas nécessairement progressive. En 1766 Gotthold Ephraïm Lessing (1729-1781) opte pour l’étude raisonnée des textes classiques à fin de démontrer « que, chez les anciens, la beauté était la loi suprême des beaux-arts ». En 1790, Immanuel Kant (1724-1804) développe l’idée de l’autonomie de l’art, en affirmant que celui-ci ne vaut pas à cause de son utilité, mais du plaisir qu’il occasionne ; que l’art n’est pas un métier salarié, mais un travail libre. En Angleterre, en 1815 Samuel Taylor Coleridge (1772-1834) esquisse sa théorie d’une logique spéciale pour l’art, aussi rigoureuse comme le raisonnement scientifique. En 1843 John Ruskin (1819-1900) argumente que la vérité de la nature peut être déchiffrée seulement par les sens éduqués du peintre. En Allemagne, en 1886 Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900) expose qu’être un scientifique dans l’art est l’interpréter ou l’étudier à partir du sens original de la vie, à partir de ce que la vie est quand il cesse la conscience morale chrétienne.

En France, en 1870 Hippolyte Taine (1828-1893) propose l’étude du milieu où l’artiste est né, à fin de pouvoir déterminer l’expérience psychologique qui amène l’artiste à la conception de son œuvre. En 1874 Claude-Oscar Monet (1840-1920) imprime un changement au réalisme dans la peinture en se concentrant dans l’étude du plein air, dans les effets fugaces de la lumière sur le paysage. La désapprobation publique à la nouvelle peinture amène Monet, Alfred Sisley (1839-1899), Camille-Jacob Pissarro (1830-1903), Auguste-Pierre Renoir (1841-1919) et Berthe Morisot (1841-1895) à assurer que le peintre impressionniste est parfaitement sincère, qu’il ne peint que ce qu’il voit, qu’il est fidèle à la nature. En Allemagne, en 1881 Konrad Fiedler (1841-1895) répond aux impressionnistes que la perception visuelle est un processus bien plus complexe que le simple acte de voir. En 1893 Adolf von Hildebrand (1847-1921), en coïncidence avec Fiedler, suggère appuyer l’appréciation esthétique non plus sur la vue mais sur le toucher, ou mieux dit, sur une perception tactile ou tridimensionnelle de l’objet. En 1896 Alois Riegl (1858-1905) essaie d’établir une histoire de l’art appuyée sur des valeurs objectives ; il étudie les styles y leurs variantes formelles à travers l’historie et il conçoit l’idée selon laquelle les intentions révèlent une volonté de forme.

Dans le XXe siècle la tendance centrale du Mouvement Moderne est celle d’établir une alliance entre le composant spirituel de l’artiste et une pratique sociale objective. Au cours de la première moitié de ce siècle la critique d’art est profondément influencée par la psychologie, la psychanalyse, la linguistique, le marxisme et l’anthropologie. Mais à partir des années 1960 les influences proviennent essentiellement de deux tendances, la libérale représentée par les philosophes comme Gaston Bachelard (1884-1962), Karl Popper (1902-1994), Hannah Arendt (1906-1975) ou Isaiah Berlin (1909-1997), et la poststructuraliste avec des philosophes comme Michel Foucault (1926-1984), Gilles Deleuze (1925-1995) ou Jacques Derrida (1930-2004), qui sont à la tête de ce qui - dans ce moment là - est supposé être une option aux extrêmes de la droite et la gauche.

Cette variété d’approches qui prétendent être fondées sur des visions scientifiques de la réalité, qui prétendent que la science n’est pas exempte des influences des mouvements spirituels, ou qui réduisent l’étude de la réalité à celle du langage ou de la connaissance, génèrent directement ou indirectement dans la critique d’art, dans la critique d’architecture, des attitudes tant rationnelles qu’irrationnelles, tant empiriques que métaphysiques. C’est pour cela que la critique est parfois encline à statuer l’idée d’une science de l’art tout à fait différente de la science de la nature. C'est-à-dire, une science dans laquelle l’irrationnel aille de la main avec le rationnel, ou l’empirique avec le rhétorique. Mais nous ne pouvons pas en aucune façon considérer cette inclination -parfois éclectique, parfois relativiste- comme la seule et la meilleure manière de voir l’art. Il est préférable en tout cas d’admettre que le débat en question continue, que la dernière parole n’a pas encore été donnée. Ce que nous ne devons jamais permettre c’est que la critique devienne une simulation, une parodie facile dans laquelle l’effort et l’étude laissent sa place au bavardage. La critique feinte cherche seulement miner le droit et la liberté des individus à exprimer systématiquement son désaccord, à soutenir rigoureusement et rationnellement leurs propres points de vue.