vendredi, novembre 30, 2018

Le discours dominant et les miettes de pain le long du chemin

PAR MARIO ROSALDO




Pour beaucoup de monde, il est absurde de s'engager dans une attitude critique envers la vie ; à son avis, il n'y a rien de mieux que prendre les choses comme elles viennent car il est inutile de penser qu'on peut changer la réalité. Mais il y a aussi des gens qui expriment un point de vue complètement différent. C’est-à-dire, ces gens sont convaincus que la réalité n'existe pas par elle-même, mais plutôt par la participation créatrice de l'individu ; c'est celui qui la construit quotidiennement avec son activité physique et mentale. Confrontés par cette critique, les premiers soutiennent que chacun est libre de penser comme meilleur lui semble, qu'à la fin la réalité s'impose toujours et qu'en conséquence il ne reste que s'adapter à elle. À ce groupe appartiennent ceux qui ont répandu l'idée de pluralisme en tant qu'un rapport équilibré de forces, de pensées : dans ce genre de débat pluraliste quiconque a le droit de donner son avis à condition qu'il n'aspire pas à être meilleur que les autres, à condition qu'il n'insiste pas pour avoir la raison exclusive de la réalité, à condition qu'il ne brise pas l'ordre imposé par le libéralisme et le socialisme réformistes (présumées non-idéologies). De cette manière, dans le discours, le pluralisme officiel annihile les contradictions et ouvre un présent et un avenir de tolérance ; mais, dans les faits, tout reste le même: ce type de pluralisme n'atteint pas pour donner entrée à la critique radicale, laquelle n'est pas satisfaite avec les solutions apparentes et insiste pour transformer effectivement cette réalité. Donc, les deuxièmes dénoncent ce pluralisme comme un écran de fumée qui cache la vérité, à savoir : que la société contemporaine est encore construite sur les contradictions de classes et, par conséquent, sur les contradictions des pensées de gauche et de droite : que le pluralisme ne peut pas se fonder en excluant les radicaux, même pas sous le prétexte de tolérer seulement le point de vue rationnel, empirique ou scientifique, puisque cette approche est particulièrement discutable parmi ceux qui se sont auto-proclamés pluralistes.

Alors changer ou accepter la réalité c'est un problème qui se pose, non seulement comme un simple discours, mais surtout sous la forme d'un discours de gauche ou de droite, comme un discours social et, pour ceci, comme un discours économique et politique. Ce problème est précisément le conflit auquel chaque individu fait face depuis sa petite enfance, ce n'est pas un simple conflit sexuel, comme soulignait Freud, mais un vrai conflit social (bien que le sexuel peut devenir ce que Freud même considéra comme une fixation, à cause de la répression du discours dominant, laquelle il comprit comme auto-répression morale). C'est-à-dire, l'enfant inquisiteur découvre bientôt la différence entre le discours du père, ou de la mère, et la réalité qu'il même peut voir directement. Le langage qui socialise n'empêche pas l'enfant de se poser des vraies questions concernant la réalité que ses sens découvrent, il ne lui empêche pas de construire le monde et la vie, non seulement à partir des limites du vocabulaire familiale et sociale qu'il a reçu jusqu'à ce moment là, mais aussi à partir de ses propres perceptions objectivées moyennant un langage propre, qui peut être le dessin ou la manipulation même du langage orale. Ce langage qui socialise, que l'enfant reçoive de plusieurs sources, fait partie d'un discours dont même les parents ne sont pas pleinement conscients. Il est un discours historiquement dominant qui se présente comme la réalité elle-même, mais qui n'arrive pas à la remplacer, même s'il essaie. Pourtant, le discours dominant atteint à s'imposer et à décourager tout questionnement. L'âge du pourquoi est le résultat de la curiosité naturelle des enfants, mais elle est réprimée par le discours dominant qui vient de la famille en tant que première représentante de l'État et la religion. Au lieu d'encourager cette curiosité, on la domine pour la neutraliser, ou pour la faire entrer dans les canaux du discours établit. Paradoxalement, des années plus tard, ce même discours propose de développer un intérêt pour la lecture, ou la recherche, aux adolescents et aux adultes lesquels ont trop longtemps oublié d'être inquisiteurs et spontanés. Heureusement, au moins pour certains d'entre nous, l'objectivation fragmentée de notre expérience infantile et adolescente s’avère être une piste de souvenirs ou de miettes de pain, laquelle, comme dans l'histoire des frères Grimm, nous permet de reconstruire le chemin qui nous ramène à ce premier moment là de notre réveil rationnelle et empirique.

Si nous mettons ce qui précède en termes du discours architectonique, nous verrons quel rôle ont joué les livres comme Vers une architecture par Le Corbusier, De la ambiguïté en architecture par Robert Venturi, Le langage de l'architecture post-moderne par Charles Jencks, ou New York délire par Rem Koolhaas. Dans chaque cas, il s'agit de la confrontation d'un discours dominant avec l'autre qui aspire à le remplacer. Tandis que Le Corbusier se propose de restaurer la place privilégiée de l'architecte, comme un artiste et un technicien, moyennant un discours qui accepte le nouveaux temps à condition qu'on ne perd pas le meilleur des époques passées, c'est-à-dire, sans perdre l'esprit artistique, Venturi tente de nous convaincre que l'art ne peut pas être dépouillé de la tradition, de la culture historique, et que le rôle de l'architecte est de la récupérer pour la fondre dans la modernité, en faisant appel à un discours qui, bien que conservateur, se présente comme innovateur en apparence. De la même manière, Jencks adopte un discours qui révèle au monde que le langage moderne (le langage de la rupture) a perdu sa validité depuis longtemps ; qu'il a cesser d’être convaincant même dans le petit cercle de ses adeptes. L'ancien discours dominant, donc, n'a plus de rival et peut se métamorphoser en un «nouveau» discours, beaucoup moins exigeant et radicale que le moderne. Nous trouvons une autre étape de la confrontation entre le discours dominant et ses critiques dans l'étude de Koolhaas sur l'empirisme métropolitain de Manhattan ; rejeter la critique parce qu'on la considère un théoricisme ou un intellectualisme, ou, pire encore, une paranoïa, c'est aussi rejeter la considération de la tradition comme un simple discours. Koolhaas préfère penser que la construction des anciens gratte-ciel de New York obéit uniquement à des besoins pratiques ou économiques, pas philosophiques, théoriques, rhétoriques ou métaphysiques. Il oubli que chaque individu apprend et se communique à travers le langage, que l'individu n'est jamais exclu du discours politique ou du discours religieux. Le fait que l'ingénieur et l'ouvrier ne sont pas conscients du discours dominant (les lois, les codes, la morale, etc.) qui régit leurs actions et leurs pensées, ne signifie pas que ce discours n'intervient à aucun moment dans la planification d'un projet. L'attitude même de se passer d'une théorie architectonique révèle le domaine d'un discours pragmatique, pas l'absence de celui-ci. Les architectes, comme les enfants, peuvent être des inquisiteurs ou pas ; ils peuvent s'adapter aux discours dominant ou ils peuvent objectiver un contre-discours, un contre-argument, une critique ; cela dépendra de la façon dont les architectes ont affronté le conflit initiale et l'éveil de leur connaissance empirique.



Cet essai parut originellement le 20 mars 2009 sur le blog Ideas Arquitecturadas, sous le titre El discurso dominante y las migas de pan en el camino.

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